Envahissement
Ma mémoire est comme une énorme éponge, je me souviens d'une quantité incroyable de données inutiles, de données facultatives, qui me remplissent et débordent. Pourquoi je me souviens de la date d'anniversaire de Jonathan qui était avec moi en 6ème, et de manière plus générale de presque tous les anniversaires des gens que j'ai un jour côtoyés ? Pourquoi je me rappelle du prof de chant sexy d'une copine que j'ai croisé quelques fois quand j'avais 18 ans ? Pourquoi je me souviens de personnes avec qui je n'étais pas spécialement amie, avec qui je n'ai rien vécu d'intense, juste des journées de cours interminables ? Et surtout pourquoi eux ne se rappellent pas de moi ?
Il faut toujours que je me souvienne des personnes, des noms, des dates, des lieux alors même que les personnes dont je me souviens m'ont, elles, oubliées depuis des années.
Pourquoi est-ce que dans une ville de province, sur un marché, un très grand marché, sur une large place bordée de platanes, faut-il que je croise, une ancienne copine de la fac ?
En fait, ce n'était même pas croiser, frôler est plus juste, si j'avais tendu les doigts, je l'aurais probablement touchée.
Je la frôle, mes yeux la voient, mais elle, intentionnellement ou pas, ne me voit pas, ne fait aucun geste vers moi. Si elle ne me voit pas par accident, c'est tant pis, mais si elle me voit, sans me reconnaître, sans se rappeler de moi, ça m'angoisse. Même chose si elle décide intentionnellement de ne pas me reconnaître, de choisir de faire comme si elle ne m'avait pas vu. Moi, je me souviens d'elle, et aujourd'hui, plusieurs mois après, je me souviens parfaitement bien de cette rencontre fugace et inutile, de mon regard attiré par des varices sur les jambes d'une grosse femme, puis par ricochet, mes yeux ont croisé les roues d'un caddie et juste à côté, c'était elle.
Mais je ne sais absolument pas pourquoi ma mémoire, mon cerveau, va garder cette information, pourquoi elle ne sera pas archivée comme le reste.
Le pire, c'est que je n'ai pas envie de me souvenir. Je n'ai jamais vraiment été très proche de cette fille et ça m'est complètement égal aujourd'hui de la voir ou de lui parler ; mais je sais que je vais m'en souvenir pendant longtemps...
Je suis à la fois gênée par cette multitude de souvenirs, d'éléments conservés qui s'entrechoquent dans ma mémoire, tout un tas d'informations dont je n'ai que faire mais dont je ne sais pas comment me débarrasser. Et à la fois par les questions sous-jacentes qu'ils engendrent, notamment celle de l'absence de souvenirs de moi qu'ont l'air d'avoir les gens, sciemment ou non. Cela signifie-t-il que je suis si transparente ou peu intéressante que je ne laisse pas de traces ? ou cela signifie-t-il que les gens préfèrent m'éviter quand ils me croisent ? et si c'est le cas pour quelles raisons ?
Ou bien est-ce que je me fais simplement des films et que je suppute trop ? Je ne saurais probablement jamais pourquoi cette fille, avec qui j'ai pourtant fait plusieurs soirées et pas seulement à la fac mais après aussi, ne m'a pas parlé ce jour-là. Et encore moins pourquoi mon cerveau conserve toutes ces données. Je ne sais pas si de l'hypermnésie car tout ne colle pas. Je me sens pas anéantie ou submergée par ces souvenirs, je n'ai pas non plus l'impression que mes capacités intellectuelles soient réduites à cause de ça. Mais ça me soûle quand même un peu de retenir autant de choses, alors que certaines choses plus importantes ou que je souhaiterais vraiment retenir, ne s'enregistrent pas - à moins bien sûr de les apprendre par cœur. De même que j'ignore si avoir tous ces souvenirs est une chose positive ou négative. Est-ce que ma mémoire qui travaille trop maintenant saura me faire éviter les écueils de la sénilité ? ou est-ce qu'au contraire, elle sera tellement fatiguée d'avoir bossée pour rien qu'elle me lâchera plus vite que la normale ? Je me plains de trop de souvenirs, mais je deviendrais folle si je ne pouvais plus me rappeler de rien...